Une enfance

Victor Crémieu (©PCA)

Etienne Crémieu-Alcan naît le 25 novembre 1901 à Paris, dans le Ve arrondissement. Son père, Victor Mardochée Crémieu est né à Avignon le 7 mai 1872. Il fait des études brillantes à l’école d’Agriculture de Montpellier et y reste comme maître de conférence. Il perdra son emploi à la suite d’une malheureuse boutade (qui ne nous est pas parvenue). En 1887, il est toujours un étudiant et déclare résider à Avignon. Le conseil de révision l’ajourne cependant en raison d’une scoliose. C’est un homme de taille moyenne(1m 64)[1], aux beaux yeux gris et aux cheveux blond. Placé dans la réserve, il sera exempté de tout service car il est le père de 6 enfants, mais c’est une autre histoire…

Contremaître en Louisianne

Après la perte de son emploi, Victor veut alors se lancer dans un doctorat es-sciences à Paris, ce que son père refuse. En réaction, il s’embarque comme aide-cuisinier sur un navire en partance pour la Nouvelle-Orléans. Il y trouve très vite un emploi de surveillant d’exploitation. La brouille va durer quelques mois avant que Théodore n’accepte d’installer son fils au quartier latin, après l’avoir inscrit à la Sorbonne. Repéré par Gabriel Lippmann, il va soutenir son doctorat en 1901, à 29 ans. Alors que Lippmann obtiendra le prix Nobel 1908 pour ses travaux sur la photographie en couleurs (« pour sa méthode de reproduction des couleurs en photographie, basée sur le phénomène d’interférence »), Victor Crémieu s’intéresse quant à lui à l’électricité et obtient une vive notoriété pour avoir répété l’expérience de  Henry Augustus Rowland sur les effets magnétiques d’un disque en rotation. L’expérience n’aboutit pas aux mêmes résultats et cela déclenche une polémique dans laquelle interviendra également Henri Poincaré.
Victor Crémieu sera plusieurs fois invité aux réceptions de Gabriel Lippmann. Dans ces soirées se croisent beaucoup de scientifiques et d’intellectuels parisiens dont Félix Alcan[2], un ancien de Normale sup’, comme Lippmann, mais également un lorrain (Lippmann est d’origine alsacienne). C’est au cours d’une de ces réceptions que Victor va rencontrer Madeleine Alcan.

Une note mondaine

Dans le Journal des Débats du samedi 13 mars 1897, la dernière des « notes mondaines » en haut de la page 3 annonce que « hier après-midi a été célébré au temple israélite de la rue de la Victoire le mariage de M. Victor Crémieu avec Mlle Madeleine Alcan, fille de l’éditeur de la « Bibliothèque de philosophie contemporaine[3] ». Voilà Victor dans le grand monde, à tout le moins la bourgeoisie intellectuelle parisienne ! Et le choc est rude pour le fils de marchand drapier avignonais ! Les réunions familiales en habit d’apparat, les mondanités diverses lui plaisent peu et sont l’occasion d’incidents que Marguerite Sée, sa belle-mère, juge inadmissible. Il semble également que les deux autres soeurs de Marguerite partagent le même « agacement ». A cela s’ajoute un rythme immuable dans l’immeuble. Toute la semaine, Félix Alcan part à 8h15 pour la librairie. Il en revient à midi et quart pour le déjeuner. A 13h 45, retour au bureau où il reste jusqu’à 18 heures. A 18h15, il s’installe pour lire Le Temps. Une heure après, le diner était servi. Ce rythme immuable est perturbé le premier jeudi de chaque mois, d’octobre à juin, lorsque Marguerite « reçoit ». A partir de 15 heures, le salon s’emplit et une heure après, le thé ou le chocolat sont servis dans la belle porcelaine de Chine et l’argenterie. Plusieurs fois dans l’après-midi, trois coups de sonnette impérieux déclenchent chez la gouvernante la vérification de la coiffure et de la propreté des mains d’Etienne et de Marie Thérèse, qui sont ensuite propulsés dans le salon pour saluer. Etienne considérait que les gâteaux disponibles étaient une juste récompense à l’épreuve.
A tout cela, Victor Crémieu préfère son laboratoire et se réfugie l’été au domaine d’Ombries, face au Mont Carroux. Il y fait dresser des digues pour repousser l’Orb, crée un vignoble et se passionne pour l’agriculture appliquée. Une manière de retrouver ses premières amours professionnelles de Montpellier.
C’est au tour de Madeleine de subir de lourdes et difficiles épreuves : résider dans une maison sans eau courante, ni électricité, loin de toutes mondanités. Le couple se déchire et le divorce est finalement prononcé en 1905. Etienne Crémieu et Marie Thérèse sont confiés à leur mère, tandis que Victor s’installe aux Ombries, ne tarde pas à se remarier avec Louise Archinard qui lui donnera six enfants.
Etienne grandit dans l’immeuble des Alcan, boulevard Saint-Michel. Il emporte de son père le souvenir des Ombries, de cette « chambre blanchie à la chaux, éclairée par une bougie, le grand lit aux draps rugueux », des jeux avec les enfants du ramonet[4] dans la « grande cour avec le hangar plein de matériel de culture ».

De l’importance de la bonbonnière

Nul doute que dans les froides journées de janvier, Etienne a le souvenir du soleil et de la lumière du sud. La nostalgie également de l’univers agricole – et l’on sait combien il sera important pour lui. Et puis, à Paris, le nom même de Crémieu est banni. Etienne devient un Alcan à qui il est « recommandé d’affirmer qu’il n’avait plus de père ». Sa vie parisienne se coule dans un rythme monotone que les dimanches ne parviennent même pas à égailler. Etienne a fait dans ses mémoires un classement assez particulier de ces visites dominicales de la famille. Chez l’oncle Mayer, la boîte de pastilles vichy et accessoirement la bonbonnière de dragées rendaient la visite « intéressante ». Trois fois par an, déjeuner chez la tante Clémentine (la soeur de Félix), après avoir prit l’omnibus hippomobile Panthéon-Courcelles, voire un fiacre, pour se rendre rue de Phalsbourg. Le dessert est toujours « un gâteau orné de violettes en sucre ». L’après-midi se passe à écouter un spectacle de l’Opéra Garnier ou de l’opéra Comique. En effet, le mari de Clémentine n’est autre que Gerson Fribourg, un des directeurs du Ministère des Postes et Télégraphes et donc l’un des organisateurs du Théâtrophone, un streaming avant l’heure du spectacle vivant ! Etienne complète cette liste avec le repas annuel chez l’oncle Gustave Sée, rue de Douai, sans préciser le dessert.
Autrement, il y a les vacances. A pâques, un séjour à Sainte-Maxime ou à Vevey, chez Gabriel Lippmann. En juillet, un mois à Royat pour la cure de Félix et de sa femme. Enfin, le pèlerinage sur les tombes familiales à Metz et Colmar.
En revanche, Etienne se souvient avec bonheur des visites de Ernest Lavisse. Il passait toujours un moment avec les enfants et « nous nous sentions beaucoup plus en confiante gaité ». Il faut dire que Félix le messin n’a pas la réputation d’un joyeux drille ! Avec Lavisse, Etienne se souvient également des goûters, rue de Médicis, ou de celui qui venait après les longues heures de jeu dans le « magnifique jardin » de l’Ecole Normale supérieure dont Lavisse est le directeur après 1904. Dans le bureau du directeur, on servait de « multiples tartines et gâteaux, arrosés de verres de grenadine succulente ».

[1] La médiane en 1887 est de 165,4 cm. et la moyenne de 164,99 cm. Emmanuel Le Roy Ladurie, André Zysberg, « Anthropologie des conscrits français (1868-1887) », Ethnologie française, nouvelle série, T. 9, No. 1 (janvier-mars 1979), pp. 47-68.
[2] Il s’agit de la promotion 1862, à laquelle appartenait Théodule Armand Ribot, Ernest Lavisse, Henri Hauser et Gabriel Monod. Lippmann appartient à la promotion 1868.
[3] Ce même journal annonce « l’événement littéraire de l’année » avec la parution de Ramuntcho de Pierre Loti. Il s’agit d’un roman folklorique qui se déroule au pays Basque. Que penser de Victor Crémieu et de son accent provencal ?
[4] Francisation de romounét, le régisseur, dans une partie du Midi de la France, un employé à cultiver ou à faire cultiver.

Auteur : Crémieu-Alcan

Professeur en collège, Docteur en Histoire. Travaille sur les usages pédagogiques du web 2.0. Anime la classe Médias du collège Dupaty (une classe PEM) Site Perso : miscellanees33.wordpress.com, Les100livres.wordpress.com

2 réflexions sur « Une enfance »

  1. Très intéressant. j’ai appris des choses sur la famille.. Merci… et ne pas oublier qu’un des grands copains d’Etienne pendant son enfance était son cousin Jean Lisbonne… Ils ont fait les 400 coups ensemble…

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